Altın Gün-Aşk / Mowno
L’héritage, seul, n’a aucune valeur. Ce qui importe et compte réellement, c’est la façon dont est assurée sa transmission. Jasper Verhulst semble l’avoir compris mieux que quiconque. L’ancien bassiste de Jacco Gardner s’est découvert une âme de passeur après avoir succombé, lors d’un voyage à Istanbul en 2016, au charme suranné de l’Anadolu Pop et ses savants métissages de folklore turc et psyche-rock. De retour aux Pays-Bas, il s’empressera, accompagné de deux autres collaborateurs du trop discret Jacco, de fonder Altın Gün afin de redonner ses lettres de noblesse, voire une seconde vie, à un rock du Bosphore qui, après avoir connu son heure de gloire dans les années 60-70, semblait définitivement et injustement condamné à l’oubli. Rapidement rejoint dans sa croisade par Erdinç Ecevit et Merve Dasdemir, tous deux d’origine turque et recrutés via une banale annonce Facebook, la formation amstellodamoise s’emploiera dès lors, tel un pèlerin armé de son bâton, à remettre au goût du jour, réinventer et partager un patrimoine musical hors normes, né des amours hybrides et improbables de deux cultures que tout paraît opposer. Inspirés par la démarche et l’audace, Derya Yıldırım et Yın Yın se rallieront peu de temps après à la cause. Avec succès.
Aşk, dont la sortie a été repoussée de quelques semaines suite aux récents et tragiques tremblements de terre survenus dans la province de Malatya, est le cinquième album des bataves. Même si, dans l’esprit, le fond et la forme assez proche du ‘world’ psychédélisme des deux premiers LP (On-2018 et Gece-2019), le nouvel album de la très prolifique bande s’affirme, dès la première écoute, comme la parfaite synthèse d’une œuvre de réappropriation globale qui, de sa gestation foutraque à son épanouissement le plus total, a toujours su concilier pertinence, tradition et modernité. Plus proche d’un ‘Altın Gün pour les nuls’ que du best of, Aşk s’inscrit, sans pour autant s’en contenter, comme la conclusion idéale d’un premier cycle d’une richesse incroyable où l’hommage assumé et non révérencieux a logiquement toujours eu plus d’importance que l’identité propre.
Groovy, space-rock et entraînants à souhait, Badi Sabah Olmadan – que l’on avait déjà entendu dans une version moins débraillée sur Alem – et le très Boney M Doktor Civanim feront se souvenir avec émotion de cet après-midi pluvieux où le groupe, animé par une joie et énergie communicatives, avait réussi à faire danser dans la gadoue un Fort de Saint Père tout de K-Way et Quechua vêtu. Réduire Aşk et Altın Gün au simple festif serait néanmoins preuve de paresse intellectuelle et condescendance certaine. Le sextet, même s’il n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il lâche les chevaux et fait trémousser du popotin (l’enchaînement parfait Rakiya Su Katamam / Canim Oy), sait aussi ménager les temps calmes où, portés par les voix diaphanes de Merve Dasdemir et Erdinç Ecevit, l’auditeur saura se laisser dériver et prendre le risque de se perdre en route (Su Siziyor ou le poignant Güzelliğin On Para Etmez, tout empreint de douleur contenue). Universel, impossible à dater et résolument feel good, Aşk laisse entrevoir, à l’heure où le monde brûle, des lendemains ensoleillés et plein d’espoir. Comme quoi, parfois, ça ne tient à pas grand-chose.